02/02/2026

Construire la tension dramatique : des outils pour faire grandir l’attente dans vos récits

Définir la tension dramatique : une question de cadence et de désir

Qu’entend-on, très concrètement, par tension dramatique ? Dans la tradition éditoriale, la tension est ce courant qui relie deux rives : « ce que le personnage veut, ce qu’il craint » (John Truby, Anatomie du scénario). La tension dramatique naît du manque et de l’incertitude.

Dans L’Étranger, Camus installe d’emblée cette question latente : pourquoi Meursault ne réagit-il pas « comme il faut » ? Tout le roman se tend autour de ce fossé entre attente sociale et désir individuel. La tension, ici, n’est ni poursuites ni rebondissements effrénés : c’est le malaise, le silence, qui font tenir l’intrigue debout.

  • Désir : ce vers quoi tend le personnage.
  • Obstacles : ce qui s’oppose à ce désir, visible ou non.
  • Écart : ce qui reste à franchir, rarement d’une traite.

Ce trio crée l’attente. Sans lui, le récit se fige – ou s’évapore.

Identifier les différents leviers de tension : palette pour auteur·rice émergent·e

La tension n’est pas uniforme. Elle se glisse dans la structure, le style, le montage des scènes. D’après l’étude StoryGrid (StoryGrid), 87 % des romans publiés chez des éditeurs anglo-saxons affichent au moins deux niveaux de tension : interne (psychologique) et externe (liée aux faits ou à l’action).

  • Le conflit externe : le moteur classique (crime, enjeu concret, rivalité, fuite).
  • Le conflit interne : le doute, la morale, le dilemme intérieur.
  • La révélation retardée : tenir une information en réserve, doser l’attente.
  • Le compte à rebours : un échéancier, visible ou secret (ex : virus en incubation dans La Route de Cormac McCarthy).
  • Le contraste entre voix et scènes : jouer entre la transparence et les non-dits.
  • L’alternance des points de vue : chaque voix ignore un pan du tableau, le lecteur·rice toujours en avance ou en retard sur un personnage.

Dans La Carte et le Territoire de Houellebecq, l’auteur module tension personnelle, doute existentiel et satire sociale – trois rythmes entremêlés qui empêchent la monotonie.

Structurer la progression : ménager et relancer l’attente

« Croître, c’est résister aux raccourcis », écrivait Marguerite Yourcenar (Archives du Nord). Or, la fabrication d’une dramaturgie solide relève de la patience : il ne s’agit pas de distribuer coups de théâtre sur coups de théâtre, mais de bâtir la croissance d’une attente.

  • Franchir des étapes : créez des paliers, des scènes pivots, qui relancent la question dramatique centrale.
  • Travailler les seuils : chaque chapitre, chaque scène, endosse une fonction. Un seuil ouvre (nouvel obstacle) ou ferme (résolution partielle), mais toujours nourrit de l’attente.
  • Doser l’incertitude : évitez de tout livrer d’emblée. La clarté, oui – mais pas la transparence absolue, qui tue la curiosité.

En bêta-lecture, les comités de lecture relèvent souvent une faiblesse : « On sait d’avance ce qui va se passer après 60 pages ». C’est un symptôme d’un récit linéaire, sans tension souterraine.

Rythmer l’écriture : jouer sur le tempo et les variations

La tension s’inscrit dans la cadence des phrases comme dans l’agencement des scènes. Un récit trop monocorde assoupit la vigilance du lecteur·rice. La tension se cultive dans les contrastes.

  1. Alterner les séquences courtes et les moments de pause : inspirez-vous de L’Art de la fiction de James Wood, qui observe que « les récits qui tiennent la route savent ruser avec le temps ».
  2. Pratiquer la coupe : chaque mot doit mériter sa place. Relisez à voix haute, traquez les longueurs – la coupe aiguise la tension.
  3. Infléchir la perspective : changer d’angle (narrateur, regard interne ou externe) pour offrir un surplomb ou un resserrement de la tension.

La scène germinative ? Celle où le lecteur·rice sent que « quelque chose va basculer », sans pouvoir deviner quand ou comment.

Dessiner la tension dans la structure globale : arcs et tressages

Un manuscrit prometteur ne repose pas seulement sur l’accumulation de petits effets. Il impose une courbe, une architecture – parfois nerveuse, parfois tout en soubresauts. Différentes stratégies peuvent soutenir cette tension sur la longueur :

  • L’arc classique : tension croissante jusqu’à un point de rupture (ex : Le Nom de la rose d’Umberto Eco).
  • Le tressage : plusieurs intrigues qui s’enchevêtrent, et se répondent, montent en tension de façon séquencée (ex : la construction « chorale » dans Les Déferlantes de Claudie Gallay).
  • La fragmentation : éclater la timeline, relancer l’attention par la surprise structurelle (ex : 2666 de Roberto Bolaño).
  • La relance cyclique : chaque résolution partielle suscite une nouvelle quête, un nouvel écart.
  • L’ouverture à la polysémie : laisser place à l’ambiguïté, pour donner plusieurs sens à ce qui se joue.

Selon le rapport annuel de l’Arald (Agence Rhône-Alpes pour le livre), 74 % des manuscrits sélectionnés en comité de lecture présentent une structure « maîtrisée et évolutive » : tension, mais aussi espace de respiration.

Cultiver les micro-tensions : attention portée à la phrase, à la scène

La tension ne se déploie pas seulement à l’échelle d’un chapitre ou d’une intrigue. Elle s’infiltre dans le choix du détail sensoriel, dans un dialogue coupé au bon moment, dans une coupe qui laisse imaginer la suite.

  • Suspense de la phrase : placer une incertitude en début ou fin, sans céder à la pirouette artificielle.
  • Typographie et rythme : un paragraphe court, une respiration blanche, ralentit ou accélère le temps.
  • Ellipses et silences : « Ecrire, c’est aussi ce que l’on tait » (Annie Ernaux, La Place).

En atelier d’écriture, une scène statique prend vie non par son action, mais par le choix de ce que l’on décide de montrer… ou d’omettre.

Analyser ses propres tensions : outils de réécriture et d’évaluation

Revenir sur son manuscrit, c’est mesurer le flux de tension : où s’essouffle-t-il ? Où se tend-il inutilement, au risque d’épuiser la lecture ? Quelques outils concrets :

  • Cartographier les seuils : listez les moments décisifs, les scènes pivot, vérifiez leur distribution.
  • Installer des bêta-lectures ciblées : demandez aux lecteurs à quels endroits ils décrochent – ou, au contraire, ne peuvent plus lâcher.
  • Tracer la courbe du désir et de la peur : notez, pour chaque séquence, ce que veut le personnage et ce qu’il redoute vraiment.
  • Couper, rythmer, déplacer : tester les effets d’une réécriture sérielle : changer l’ordre des scènes pour relancer la sève dramatique.

L’expérience éditoriale indique que les manuscrits où chaque scène interroge l’attente du lecteur·rice résistent beaucoup mieux à la coupe, et traversent plus volontiers les lignes du comité de lecture (Actualitté).

Élargir et diversifier : tension dramatique et voix plurielles

Il n’existe pas d’unique modèle de tension dramatique. Dans la littérature contemporaine, de plus en plus d’autrices et auteurs issus de voix minoritaires esquissent des tensions inédites : la quête d’une langue juste, une identité en transmission, une mémoire à faire émerger.

On peut citer l’exemple de Leïla Slimani (Chanson douce) ou de Scholastique Mukasonga (Notre-Dame du Nil) : tension née d’un point de vue singulier, d’une voix longtemps privée de scène. Selon une enquête du CNL 2023, 42 % des lecteurs et lectrices affirment chercher des récits « dont la tension soit nourrie par l’expérience intime, plus que par l’action spectaculaire ».

Cultiver sa tension, oui, mais l’inventer : chaque graine trouve sa manière propre de se tendre vers la lumière.

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