La tentation est grande, lorsque l’on possède la clé de toutes les portes, d’ouvrir chaque pièce de la maison. Le narrateur externe omniscient, type de narrateur « tout-sachant », donne accès à toutes les pensées, passés et perspectives. C’est l’outil choisi par Flaubert dans Madame Bovary, Tolstoï dans Guerre et Paix ou Zadie Smith dans Swing Time.
Pourtant, comme le rappelle l’éditrice Dominique Viart dans Le Roman français contemporain (Armand Colin, 2018) : « L’omniscience narrative n’implique ni exhaustivité du regard, ni neutralité bienveillante du récit. » La clé réside dans la modulation. On ne doit pas verser dans la sur-explication.
En 2021, une étude menée sur l’édition jeunesse (BIEF/SLF) révélait que moins de 14 % des manuscrits acceptés utilisaient une vraie voix omnisciente pure – preuve que sa maîtrise reste délicate, même pour les comités de lecture. La vigilance s’impose.
Si le narrateur omniscient semble un soleil inépuisable, il s’agit d’apprendre l’art du contre-jour. Pourquoi dévoiler immédiatement ce que le personnage ignore ? Dans Les Misérables, Hugo multiplie les chapitres « panoramiques » pour mieux cerner l’âme de ses protagonistes, mais il retient une part de connaissance : Valjean avance, lecteur·rice compris·e, dans l’incertitude de sa destinée.
Quelques stratégies simples et efficaces :
Comme le note Ursula K. Le Guin dans Steering the Craft : « Tout ce qui a du poids dans un récit, c’est l’usage du silence – ce que vous choisissez de ne pas formuler. »
Comment refuser la « divulgâcheuse » qui guette chaque page ? En combinant anticipation et discipline. Voici quelques principes éprouvés dans les ateliers d’écriture et la fabrication éditoriale :
Cette approche du suspense prend racine dans la structure elle-même. Comme en jardinage, tout n’est pas bon à montrer à la surface – il y a des racines cachées, et chaque tige attend son heure pour surgir.
La fluidité de la narration omnisciente tient à la cadence. Michael Ondaatje, dans L’Ombre du vent, maîtrise l’alternance entre dilatation (description, survol) et resserrement (scène vive, tension). L’auteur·rice peut ralentir le flux pour donner du souffle, ou l’accélérer pour provoquer l’effet de sidération.
Pour cela :
« L’élasticité du temps romanesque, c’est la clé du suspense », rappelle la narratologue Sylvie Patron (Le Narrateur, éditions du Seuil, 2009).
L’omniscient devient vite générique si l’on n’y veille pas. Mais une voix, ce n’est pas une encyclopédie. Elle doit porter une couleur, un ton, une « acidité » particulière, pour reprendre le mot de Paul Valéry. Pourquoi ne pas choisir une focale singulière – sensible à certains détails, ironiques ou empathiques, tendres ou cruels ?
Ce parti pris sert non seulement la lisibilité, mais ancre aussi l’énonciation dans une perspective littéraire ferme. C’est ce qui distingue Mrs Dalloway de Virginia Woolf d’un simple récit panoramique.
La singularité fait souvent la différence lors des lectures éditoriales : dans une enquête menée auprès de 80 éditeurs en 2022 (source : Actualitté), 58% ont cité la « coloration narrative » comme critère de choix majeur devant « l’efficacité de l’intrigue ».
Voici quelques exercices de réécriture utilisés en atelier pour affûter votre main sur l’omniscient :
La narration omnisciente connaît un regain d’intérêt dans la littérature contemporaine – d’Olga Tokarczuk (Les Pérégrins) à Colson Whitehead (Underground Railroad). Les voix minoritaires s’en emparent pour déplacer le regard, explorer l’histoire collective et faire éclore des perspectives inédites.
Le plus prometteur ? L’audace d’échapper au modèle unique : circuler entre la serre de l’intime et la scène collective, faire jaillir une voix plurielle sans jamais l’épuiser. À chaque manuscrit, la forme, la structure et la coupe trouveront leur juste point de floraison. Gardons en tête les mots de Rachel Cusk : « Le narrateur omniscient n’est pas Dieu, mais la lumière qui traverse la vitre. À nous de choisir la transparence. » (Outline, Faber, 2014)
Nommer le narrateur, c’est déjà orienter la lecture et préparer la fabrication du manuscrit. Le narrateur façonne la ligne éditoriale du texte, en silence mais en profondeur. Est-ce une voix interne, invisible ? Ou un personnage qui...
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